vendredi 10 novembre 2006



69° Shortbus,

Un film indispensable..

C'est sans aucun doute un signe du destin si l'article que je veux consacrer au film SHORTBUS est affublé du numéro 69. J’aime les symboles.

Shortbus est un film dont on reparlera, pour de nombreuses raisons. D'abord, il ressemble furieusement au film que j'aurais aimé faire. Ceux qui ont connu mes livres de jeunesse (tous épuisés, inutile d'en réclamer...) se souviennent peut-être d'un chapitre de « la Philosophie dans le Foutoir » que j'avais consacré à ce que j'appelais « la guerre des mondes ». Je m'explique :

Aussi bien dans la littérature que dans le cinéma, il y a d'un côté l'univers des passions, des gens qui s'aiment, -- et qui vont jusqu'à s'entre-tuer pour ça --, et dans cet univers là, on peut aller jusqu’à montrer les meurtres et les mettre en scène, et même bâtir son intrigue dessus et livrer le tout au grand public, et de l'autre côté de la frontière les gens qui font l'amour, c'est-à-dire les mêmes à un autre instant de leur histoire, mais cela, il n'est pas question de le montrer, sinon dans un "monde à part"!!!.

.Quelles sont les conséquences de ce « mur de la honte » version artistique? Simples et dramatiques : l'acte sexuel, la recherche du plaisir sont complètement déconnectés du relationnel dont ils ne devraient être que la simple expression. Il faut changer d'univers, montrer son passeport à la frontière et voyager dans un autre monde, pour passer de l'instant où l'on dit « je t'aime » à l’instant suivant, auquel on passe... aux actes.

Ce sont les mêmes gens, qui vivent la même histoire, mais il faut faire deux films différents pour tout raconter. Changer de film et de cinéma quand on entre dans la chambre. Ou alors, il faut consommer le plaisir sous la couverture, avec la lumière éteinte et les rideaux tirés, ou le suggérer avec des grincements de sommier, ou user de tout artifice possible qui fait que l'acte de chair est discriminé, exclu du monde normal, caché comme une chose honteuse, éludé, ce qui contribue à éloigner de sa place dans la nature la perception que peut en avoir l'opinion publique, et à renforcer une culture pudibonde que l'homme compense dans la violence.

Comment montrer dans un film des gens qui s'aiment, suivre leur journée du matin au soir en passant de la salle de bains au lit, c'est-à-dire dans des attitudes où se trouvent quotidiennement chacun des spectateurs, sachant que les scènes où ils sont vêtus sont projetées dans des cinémas à 7 % de TVA, et celles où ils se donnent du plaisir dans des salles à 33 %?

.
Il fallait oser faire un film qui intègre la nudité et le plaisir de façon si naturelle que les censeurs eux-mêmes ne sauraient pas à quel endroit ils doivent poser leurs bornes imbéciles. Il fallait d'abord en prendre le risque, le risque financier. Il fallait ensuite trouver les acteurs capables de le faire, le scénariste capable de le concevoir et de l'écrire, et monter l'oeuvre comme un ensemble indissociable de vie quotidienne, en montrant des gens dans lesquelles tout un chacun puisse se reconnaître sans tomber dans aucun lieu commun.... Autrement dit la quadrature du cercle....

La voilà admirablement réalisée. Dans Shortbus, il n'y a plus ni homos ni hétéros, ni jeunes ni vieux, ni obsédés ni pudibonds, mais au contraire l'enrichissement mutuel de tous ces gens-là par une confrontation respectueuse et tolérante, par un échange fructueux et épanouissant, par une remise en cause libératoire, une juxtaposition ludique de toutes les recherches dans cette espèce de « lieu idéal », le Shortbus, un étrange bar branché où une population new-yorkaise déboussolée et assommée par le 11 septembre vient se retrouver, toutes barrières sociales confondues, pour essayer de « reconstruire autrement ».

Certes, nous avons déjà là affaire à une élite. Car après le 11 septembre, Bush et ses admirateurs, eux, voulaient reconstruire pareil, plus obstiné, plus bétonné, plus pudibond et ringard encore... Mais d'autres se disaient que pareil échec obligeait à une remise en question dans tous les domaines, à la révision des normes sociales, à une autre approche d'autrui, une autre morale sociale basée sur l'écoute et la main tendue, à une autre manière de tisser la société.

.
Il y a bien là une nostalgie des années 70, de la période hippie, une résurgence du « Peace and Love » que ne manqueront pas de relever les détracteurs du film. Ils oublieront de dire que ce n'est pas parce qu'une idée est passée de mode qu'il faut la ranger au chapitre des échecs. Le mouvement hippie s'est heurté à un mur, une coalition, un retour de manivelle de spiritualité dogmatique (autant dire de non-spiritualité), d'intérêts financiers, et de valeurs ancestrales promues au rang de rempart contre l'inconnu par ceux qui n'osent pas se remettre en question.

Le mouvement hippie a été rejeté par ceux pour qui le doute n'est pas une vertu, par ceux qui préfèrent se laisser gouverner par le passé et par les morts, par des écritures millénaires adaptées à l'époque où elles ont été produites, et interprétées pendant des siècles de la manière la plus restrictive qui soit. Il a été broyé par la machine économique qui est le moteur de la censure, dans son espoir grotesque et vain de récupérer dans la productivité l’énergie dont elle a interdit la dépense dans le plaisir.

Or Shortbus, s'il trouve effectivement ses sources dans le mouvement hippie, présente par contre un système qui a évolué, qui a su s'adapter, qui ne conteste plus la société moderne mais la prend en compte, qui s'intègre au 21e siècle, qui ne condamne rien mais au contraire ouvre des portes, révèle de nouvelles voies, est porteur d'avenir et de développement, d'émancipation et d'épanouissement.

.
Cela permet aux spectateurs émerveillés de voir se dérouler un film où tout le monde est quasiment à poil du début jusqu'à la fin sans que cela ne soit jamais ni impudique, ni vulgaire, ni grossier, ni même... érotique! Ceux qui s'y aventureraient dans l'espoir d'une érection furtive, d'un petit orgasme à bon compte épongé sur les coussins du cinéma en seront pour leurs frais. L’érotisme n’est partagé que par les gens que l’on voit s’aimer sur l’écran, et le spectateur assiste à l’épanouissement de passions dont tous les ingrédients restent indissociables.

On n'y voit que de la vie quotidienne et de l'émotion, avec un brin d'utopie qui fait la magie du cinéma. Les hétéros retrouveront leurs sentiments intacts dans l'amour d'un couple gai, les homos revivront leurs petites frustrations exigeantes dans la quête éperdue de cette femme sexologue qui peine tant à trouver l'orgasme, et les esthètes verseront une larme d'émotion au spectacle de ce vieillard et de ce jeune homme qui tombent dans les bras l'un de l'autre. On y présente enfin les recherches que chacun peut faire dans l’approche de son plaisir absolu comme un comportement normal, c’est peu mais c’est beaucoup…

Alors ne vous laissez pas déboussoler par les publicités tapageuses et racoleuses que le distributeur a cru devoir donner à cette oeuvre. Ce n'est pas un produit de marketing dont il s'agit mais bel et bien d'une oeuvre cinématographique innovante, d'un film charnière. De même qu'un jour est tombé le mur de Berlin, et comme je l'espère tomberont bientôt d'autres murs, Shortbus est le film qui a abattu le mur entre le porno et le reste du cinéma.

Car il fallait bien réussir un jour à donner un sens à l'acte sexuel. Il fallait un jour cesser de voir des gestes répétitifs et mécaniques de bites s’engouffrant dans différents orifices, déchargeant ostensiblement leur sperme sur des ventres ou des dos où cette précieuse liqueur n'a rien à foutre, -- c'est le cas de le dire ! --, il fallait d'urgence remettre tout cela à sa place, le réintégrer dans ce contexte affectif d'où ça n'aurait jamais dû sortir, voilà qui est fait !

En séparant l'acte de chair de son contexte sentimental, les censeurs créaient un fossé qui pour leur plus grande joie, allait en s'élargissant. Le sexe devenait de plus en plus une chose indépendante et isolée, dissociée de ses racines et de son sens, une activité marginalisée et vidée de sa signification, et aussi l'objet d'une industrie sur les produits de laquelle même les plus pudibonds n'avaient pas forcément d’états d'âme.. On se souvient de Louis Pauwels, chroniqueur catho au Figaro, refusé deux fois à l’Académie Française en 1984 et 89, mais membre « libre » de l’académie des Beaux Arts, grand ennemi de la libération sexuelle, qui parlait de la modernité de la jeunesse comme d’un « sida mental » en 1987 alors que, comme le Canard Enchaîné de l’époque nous l’avait appris, il percevait sans tousser les loyers du cinéma Vivienne, salle pornographique homo qui occupait le rez de chaussée de l’immeuble de la rue du même nom dont il était propriétaire. (L’expression « sida mental » a été reprise depuis par Bruno Gollnish le 28 août 2005 à Bordeaux pour qualifier l’antiracisme, mais ce n’est qu’un vulgaire plagiat. Rendons à César…)

.
Shortbus est un camouflet infligé aux censeurs qui d'un seul geste, entretiennent l'autocensure, brident les libertés individuelles et touchent les dividendes de la ségrégation qu'ils ont provoquée.

Le cinéma attendait la réunification du pays merveilleux du relationnel, dans lequel doivent cohabiter l’acte de chair, les sentiments et les passions. Toute cette belle famille avait été séparée, désunie par les guerres de religions. La voilà enfin à nouveau réunie. Faisons en sorte que cela dure.

Allez donc voir Shortbus, d'abord parce que c'est un film remarquable, innovant, que vous y prendrez beaucoup de plaisir, un vrai plaisir artistique et cinématographique, est aussi parce qu'il faut absolument qu'il marche, qu'il remplisse les salles, afin de ne pas rester une oeuvre isolée, mais de constituer une pierre fondatrice du nouveau cinéma que nous attendons tous. A poil, camarades!



photos BAC FILMS





Aucun commentaire: