lundi 20 mai 2019

581° Festival de Cannes il y a cinquante ans.






Je n'ai pas l'habitude de parler de moi dans ce blog, mais l'ouverture aujourd'hui du 72° Festival de Cannes me rappelle d'émouvants souvenirs.

Il y a dix ans, sur ce blog, j’ai écrit l’article n° 258, que je repends ici avec de menus rafraîchissements.

J’entends aux informations le mécontentement de certaines professions, les auto-écoles par exemple, qui bloquent les routes parce qu’ils voient leur profession ratatinée par le numérique.
Ce ne sont pas les seuls, loin de là. De nombreuses professions se sont profondément transformées avec l’arrivée du numérique. D’autres ont carrément disparu.

Ce fut le cas de la mienne. J’étais un spécialiste de la pellicule, qui, en quelques années, a complètement disparu au profit du numérique. Depuis bientôt dix ans, lorsque vous allez au cinéma, vous voyez une image numérique. Ce fut aussi le cas de tous les travailleurs du laboratoires de développent et de traitement…

On a longtemps pensé que le numérique ne surpasserait jamais en qualité les techniques d’images avancées (70 mm) et de son (codage Dolby sur le film). L’avancée technologique a finalement eu raison de ces derniers bastions. On gagne maintenant en qualité d’image et de son à voir des films en numérique. On économise aussi beaucoup d’argent à la production en les tournant sans pellicule. Et il faut moins de lumière…

Certes, il y a la nostalgie du film, comme il existe celle des voitures anciennes ou des trains à vapeur. J’avais commencé dans ce métier comme Toto dans Cinéma Paradiso…

Mais chaque jour, l’inexorable progrès écrase un peu plus tous les détails auxquels les nostalgiques se raccrochaient. La température de couleurs, la chaleur des ambiances, résolus. Les profondeurs de champ : améliorées. Le grain : divisé par trois. Le son : épuré avec la disparition totale des bruits de lecture et des parasites provoqués par l’usure du film au fil des séances.
La bande passante : élargie, le nombre de canaux : multiplié, la dynamique : augmentée. Plus rien à quoi se raccrocher.

Le numérique fut pour les artisans du film que j’étais un cataclysme technologique. Tout a disparu. C’est la retraite qui m’en a sauvé de justesse. Ma profession n’existe plus...

Mais il y a cinquante ans, en 1969, votre serviteur eut l'honneur de faire des projections dans moult très grandes salles françaises, et notamment au Festival de Cannes. Qui se tenait encore dans son ancien palais, dit « Palais de la Croisette"

A la fin de la guerre, le Festival eut lieu dans le théâtre de l’ancien Casino. La salle était trop petite (1000 places).
On décida donc en urgence de construire le Palais de la Croisette, dédié aux festivals – dont le Festival International du Film -qui fut achevé en deux ans. On l’inaugura avec le Festival de 1949.

Il était temps : le grand concurrent, Venise, s’était doté en 1937, juste avant la guerre, d’un Palazzo del Cinema ultra-moderne très innovant pour l’époque. Il était déjà plus avancé que celui de Cannes, qui vit pourtant le jour douze ans plus tard : la projection y était presque  horizontale, alors qu’au Palais de la Croisette, comme dans les salles traditionnelles, elle tombait du haut d’un balcon très escarpé.

Entré au dernier moment comme remplaçant, j'y travaillai au-delà du raisonnable, une fâcheuse épidémie de grippe (eh oui, déjà!) à laquelle j'échappai ayant décimé l'équipe, pourtant nombreuse, des opérateurs.



Voilà de quoi j’avais l’air en 1969.


Il me reste de ce festival quelques photos, des vieilles diapositives que j'ai numérisées sans numériseur, on admirera la performance, en photographiant leur projection sur un petit écran!

L'ancien palais du Festival, donc, inauguré en 1949 et détruit en 1983, offrait une salle de 1700 places avec balcon, dotée d'un écran de 16 mètres, exceptionnel pour l'époque, mais la projection était affligée d'une plongée de près de 25° qui nuisait considérablement à la construction d'une image de grande dimension. Pour conjurer le problème, on avait incliné l'écran face à la cabine de 15°, avec l'inconvénient qu'il se couvrait de poussière assez rapidement et qu'il fallait le changer presque tous les ans...

De plus, cette inclinaison, qui déformait l'image, (effet de trapèze) était très visible des places latérales de l'orchestre. Pour les galas, l'attribution des sièges était donc un problème aussi épineux qu'un plan de table avec un archevêque, un ambassadeur et une archiduchesse, puisqu'il fallait « trier » les invités en fonction de leurs compétences techniques pour n'attribuer ces mauvaises places qu'à des spectateurs incapables de déceler la supercherie.

La salle en 1969, photographiée par les trous de projection.

Située au cinquième étage, desservie par un ascenseur, juste sous la terrasse brûlée par le soleil, l'étouffante cabine de projection, mal ventilée et non climatisée, hébergeait quatre projecteurs Philips DP70, (Hollandais). La Rolls du cinéma. Les deux du milieu équipés de lanternes à arc californiennes Mole Richardson à positif tournant, (quelle merveille!) et les deux machines latérales affublées de lanternes à arc italiennes Cinemeccanica SuperZenith. Les connaisseurs verront très bien tout cela sur les photos. 




Au fond, hors de la photo, des lecteurs double bande, dotés d'une synchronisation électronique "Interlock" avec des moteurs à glissement, -les premiers que je voyais- permettaient, à la première séance, d'enregistrer des traductions dans les langues choisies par le jury, et de les relire lors des projections suivantes.



A droite, également invisible sur la photo, un tableau de commutation pour les changements de machine, appelé « Véronique », avait la réputation de conduire à des situations d'impasse produisant des coupures de son lors des changements de machine s'il n'était pas manié par son maître. Je n'y ai jamais touché. A côté, une minuscule pièce dévolue à la régie son était littéralement remplie par un bedonnant mais sympathique ingénieur que l'on apercevait parfois entre deux volutes de fumée de ses Gitanes.


Votre serviteur, sous son meilleur profil, en plein travail.

Lorsqu'on sait qu'il y a dans la salle le gratin du cinéma planétaire, on a le trac.
Je n'en étais pas exempt. J'ai vu des opérateurs renoncer en tremblant à la grande salle...
Il est vrai que chaque fois que l'on appuie sur un bouton, on joue sa place...
Sauf le chef, qui un jour, a envoyé une bobine à l'envers... Et qui est resté chef.

A l'époque aucune projection n'était automatique alors qu'elles le sont toutes devenues quinze ans plus tard, au temps des complexes, y compris les plus puissantes. Notamment parce qu'aucune lanterne à arc ne donnait plus d'une heure de lumière sans qu'il faille remplacer les charbons. Il fallut attendre l’invention de la lampe au xénon…

En l'occurrence, les Mole Richardson de Cannes ne délivraient pas plus de trente minutes de lumière continue. Ensuite, il fallait l’éteindre pour changer les charbons. ...

C'est donc bobine par bobine qu'on faisait les projections, avec changement de machine toutes les 17 minutes. C'est dire qu'il y avait intérêt à avoir les yeux en face des trous et qu'il ne s'agissait pas de fumer la moquette avant d'aller faire une séance. Par précaution, nous étions deux opérateurs, chacun passant toujours les mêmes bobines sur le même appareil. La chasse aux rayures était ouverte! 



Guettant sur l'écran le signe du changement de projecteur.
Il fait trèèès chaud. Mes cheveux sont collés sur mes tempes...


Jusqu’à la fin de « l’ère pellicule », la projection du Festival de Cannes s’est pratiquée en mode manuel et bobine par bobine.

Comme j'étais de loin le gamin de l'équipe, j'avais 22 ans et les mandarins de la salle obscure me regardaient de haut, on ne me confiait que les films jugés secondaires. En regardant attentivement cette photo prise dans la salle de montage, pompeusement baptisée le bunker, vous constaterez que la pellicule ne touche pas mes doigts: elle vole! Déjà doué, le petit! Le film entre mes mains le jour de la photo était, autant que je me souvienne, le film de Pierre Etaix « Le Grand Amour ».




Ce fut l'année où « IF » de Lindsay Anderson, obtint la Palme d'Or lors d'une cérémonie de clôture présentée par Jacques Martin. « Z » de Costa Gavras n'y obtint qu'un prix d'interprétation masculine décerné à Jean Louis Trintignant. .. A part le Pierre Etaix et le soporifique « Ma nuit chez Maud » d’Eric Rohmer, on me confia aussi "Easy Rider", de Dennis Hopper, qui fit mauvaise impression et obtint sous les sifflets un prix de la première œuvre avant de devenir le film culte que l'on sait. .

L'histoire nous dit aujourd'hui que « If » -palme d’or - est un film oublié et que « Z » et Easy Rider », qui n’ont pas brillé ce jour là, sont restés dans l'histoire. Le jury était pourtant présidé par Lucchino Visconti in person.



Le détail du défilement du DP 70.

En 1982, ce palais des festival, dit « Palais de la Croisette » fut abandonné au profit du nouveau palais que nous connaissons, appelé le bunker par les Cannois. Il est construit sur le port de Cannes, précisément à l’emplacement de l’ancien casino, « Le Casino des Fleurs » qui hébergea le tout premier Festival d’après guerre et qui fut démoli pour laisser la place.


 Le "Palais Croisette"

Malgré les critiques, la grande salle de ce nouveau -et actuel- palais est, à mon avis, le modèle de la salle idéale, architecturalement parfaite, conçue autour du spectateur et de la projection. On parle néanmoins déjà de démolir ce second palais pour le remplacer par je ne sais quoi qui aura bien du mal, je pense, à être aussi fonctionnel.


 L’actuelle grande salle du Palais des Festivals de Cannes.

Les lanternes à arc ont été remplacées à la fin des années 80 par des lanternes au xénon Kinoton, ce qui n'alla pas sans quelques explosions très spectaculaires, dont une célèbre en plein gala d'ouverture. (Je n'y étais plus depuis longtemps, mais elle résonne encore dans la profession).

Les premières lampes au xénon, surtout les très grosses, avaient la fâcheuse manie d’exploser sans aucun signe avant-coureur. L’explosion était très puissante, le miroir pulvérisé, et parfois des éclats venaient briser la glace thermique de sécurité, se loger dans la cage de l’obturateur et provoquer une casse mécanique du projecteur en le bloquant brutalement….

On ne les manipulait -à froid et à l’abri des courants d’air, qu’avec un masque et des gants de protection. Je mettais même en plus mon blouson de moto pour les remplacer tant j’en avais peur. Le boîtier de la lanterne était littéralement blindé pour protéger l’opérateur, et il arrivait, après une belle explosion, qu’elle soit cabossée de l’intérieur, gonflée comme une boite de conserve avariée….

Lorsqu'on changea de palais, les quatre projecteurs DP 70 furent déménagés et installés dans le nouveau palais avec leurs lanternes explosives.

A la suite de débats dont j'ignore la teneur, ils ont été remplacés depuis par des DP 75, un modèle supposé supplanter le précédent mais qui, à mon humble avis, ne lui arrive pas à la cheville. Et j'en parle en connaissance de cause, puisque la suite de ma carrière m'a conduit à maintenir pendant plus de vingt ans un complexe cinématographique parisien entièrement équipé de cette regrettable machine...

J'ai le souvenir émouvant d'avoir assisté, en spectateur dans la salle, le 26 mai 1982, à la dernière projection du Palais Croisette.
C'était le film "The Wall" d'Alan Parker, mettant en image l'album de Pink Floyd.
C'était du 70 mm. Les anglais avaient monté une sono délirante, entassé des amplis plein la cabine et des haut-parleurs jusqu'au plafond derrière l'écran.

Le Palais a tremblé ce soir là.
Mémorable.
Ce fut à la fois son baroud d'honneur et son chant du cygne.
J'en ai encore les larmes aux yeux.

Je n'ai pas trouvé de photo de l'actuelle cabine de projection "numérique" du Palais du Festival.

A titre indicatif, voici deux exemples de projecteur numérique de grande salle...





“Picture by Thomas Hauerslev, in70mm.com”

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