Je n'ai pas
l'habitude de parler de moi dans ce blog, mais l'ouverture
aujourd'hui du 72° Festival de Cannes me rappelle d'émouvants
souvenirs.
Il y a dix ans, sur
ce blog, j’ai écrit l’article n° 258, que je repends ici avec
de menus rafraîchissements.
J’entends aux
informations le mécontentement de certaines professions, les
auto-écoles par exemple, qui bloquent les routes parce qu’ils
voient leur profession ratatinée par le numérique.
Ce ne sont pas les
seuls, loin de là. De nombreuses professions se sont
profondément transformées avec l’arrivée du numérique. D’autres
ont carrément disparu.
Ce fut le cas de la
mienne. J’étais un spécialiste de la pellicule, qui, en quelques
années, a complètement disparu au profit du numérique. Depuis
bientôt dix ans, lorsque vous allez au cinéma, vous voyez une image
numérique. Ce fut aussi le cas de tous les travailleurs du
laboratoires de développent et de traitement…
On a longtemps pensé
que le numérique ne surpasserait jamais en qualité les techniques
d’images avancées (70 mm) et de son (codage Dolby sur le film).
L’avancée technologique a finalement eu raison de ces derniers
bastions. On gagne maintenant en qualité d’image et de son à
voir des films en numérique. On économise aussi beaucoup d’argent
à la production en les tournant sans pellicule. Et il faut moins de
lumière…
Certes, il y a la
nostalgie du film, comme il existe celle des voitures anciennes ou
des trains à vapeur. J’avais commencé dans ce métier comme Toto
dans Cinéma Paradiso…
Mais chaque jour,
l’inexorable progrès écrase un peu plus tous les détails
auxquels les nostalgiques se raccrochaient. La température de
couleurs, la chaleur des ambiances, résolus. Les profondeurs de
champ : améliorées. Le grain : divisé par trois. Le
son : épuré avec la disparition totale des bruits de lecture
et des parasites provoqués par l’usure du film au fil des séances.
La bande passante :
élargie, le nombre de canaux : multiplié, la dynamique :
augmentée. Plus rien à quoi se raccrocher.
Le numérique fut
pour les artisans du film que j’étais un cataclysme technologique.
Tout a disparu. C’est la retraite qui m’en a sauvé de justesse.
Ma profession n’existe plus...
Mais il y a
cinquante ans, en 1969, votre serviteur eut l'honneur de faire des
projections dans moult très grandes salles françaises, et notamment
au Festival de Cannes. Qui se tenait encore dans son ancien palais,
dit « Palais de la Croisette"
A la fin de la
guerre, le Festival eut lieu dans le théâtre de l’ancien Casino.
La salle était trop petite (1000 places).
On décida donc en
urgence de construire le Palais de la Croisette, dédié aux
festivals – dont le Festival International du Film -qui fut achevé
en deux ans. On l’inaugura avec le Festival de 1949.
Il était temps :
le grand concurrent, Venise, s’était doté en 1937, juste avant la
guerre, d’un Palazzo del Cinema ultra-moderne très innovant pour
l’époque. Il était déjà plus avancé que celui de Cannes, qui
vit pourtant le jour douze ans plus tard : la projection y était presque
horizontale, alors qu’au Palais de la Croisette, comme dans les
salles traditionnelles, elle tombait du haut d’un balcon très
escarpé.
Entré au dernier
moment comme remplaçant, j'y travaillai au-delà du raisonnable, une
fâcheuse épidémie de grippe (eh oui, déjà!) à laquelle
j'échappai ayant décimé l'équipe, pourtant nombreuse, des
opérateurs.
Voilà de quoi
j’avais l’air en 1969.
Il me reste de ce
festival quelques photos, des vieilles diapositives que j'ai
numérisées sans numériseur, on admirera la performance, en
photographiant leur projection sur un petit écran!
L'ancien palais du
Festival, donc, inauguré en 1949 et détruit en 1983, offrait une
salle de 1700 places avec balcon, dotée d'un écran de 16 mètres,
exceptionnel pour l'époque, mais la projection était affligée
d'une plongée de près de 25° qui nuisait considérablement à la
construction d'une image de grande dimension. Pour conjurer le
problème, on avait incliné l'écran face à la cabine de 15°, avec
l'inconvénient qu'il se couvrait de poussière assez rapidement et
qu'il fallait le changer presque tous les ans...
De plus, cette
inclinaison, qui déformait l'image, (effet de trapèze) était très visible des places latérales de
l'orchestre. Pour les galas, l'attribution des sièges était donc un
problème aussi épineux qu'un plan de table avec un archevêque, un
ambassadeur et une archiduchesse, puisqu'il fallait « trier » les
invités en fonction de leurs compétences techniques pour
n'attribuer ces mauvaises places qu'à des spectateurs incapables de
déceler la supercherie.
La salle en 1969,
photographiée par les trous de projection.
Située au cinquième
étage, desservie par un ascenseur, juste sous la terrasse brûlée
par le soleil, l'étouffante cabine de projection, mal ventilée et
non climatisée, hébergeait quatre projecteurs Philips DP70,
(Hollandais). La Rolls du cinéma. Les deux du milieu équipés de
lanternes à arc californiennes Mole Richardson à positif tournant,
(quelle merveille!) et les deux machines latérales affublées de lanternes à
arc italiennes Cinemeccanica SuperZenith. Les connaisseurs verront
très bien tout cela sur les photos.
Au fond, hors de la
photo, des lecteurs double bande, dotés d'une synchronisation
électronique "Interlock" avec des moteurs à glissement,
-les premiers que je voyais- permettaient, à la première séance,
d'enregistrer des traductions dans les langues choisies par le jury,
et de les relire lors des projections suivantes.
A droite, également
invisible sur la photo, un tableau de commutation pour les
changements de machine, appelé « Véronique », avait la réputation
de conduire à des situations d'impasse produisant des coupures de
son lors des changements de machine s'il n'était pas manié par son
maître. Je n'y ai jamais touché. A côté, une minuscule pièce
dévolue à la régie son était littéralement remplie par un
bedonnant mais sympathique ingénieur que l'on apercevait parfois
entre deux volutes de fumée de ses Gitanes.
Votre serviteur, sous son meilleur profil, en plein travail.
Lorsqu'on sait qu'il
y a dans la salle le gratin du cinéma planétaire, on a le trac.
Je n'en étais pas
exempt. J'ai vu des opérateurs renoncer en tremblant à la grande
salle...
Il est vrai que
chaque fois que l'on appuie sur un bouton, on joue sa place...
Sauf le chef, qui un
jour, a envoyé une bobine à l'envers... Et qui est resté chef.
A l'époque aucune
projection n'était automatique alors qu'elles le sont toutes
devenues quinze ans plus tard, au temps des complexes, y compris les
plus puissantes. Notamment parce qu'aucune lanterne à arc ne donnait
plus d'une heure de lumière sans qu'il faille remplacer les
charbons. Il fallut attendre l’invention de la lampe au xénon…
En l'occurrence, les
Mole Richardson de Cannes ne délivraient pas plus de trente minutes
de lumière continue. Ensuite, il fallait l’éteindre pour changer
les charbons. ...
C'est donc bobine
par bobine qu'on faisait les projections, avec changement de machine
toutes les 17 minutes. C'est dire qu'il y avait intérêt à avoir
les yeux en face des trous et qu'il ne s'agissait pas de fumer la
moquette avant d'aller faire une séance. Par précaution, nous
étions deux opérateurs, chacun passant toujours les mêmes bobines
sur le même appareil. La chasse aux rayures était ouverte!
Guettant sur l'écran le signe du changement de projecteur.
Il fait trèèès chaud. Mes cheveux sont collés sur mes tempes...
Jusqu’à la fin de
« l’ère pellicule », la projection du Festival de
Cannes s’est pratiquée en mode manuel et bobine par bobine.
Comme j'étais de
loin le gamin de l'équipe, j'avais 22 ans et les mandarins de la
salle obscure me regardaient de haut, on ne me confiait que les films
jugés secondaires. En regardant attentivement cette photo prise dans
la salle de montage, pompeusement baptisée le bunker, vous
constaterez que la pellicule ne touche pas mes doigts: elle vole!
Déjà doué, le petit! Le film entre mes mains le jour de la photo
était, autant que je me souvienne, le film de Pierre Etaix « Le
Grand Amour ».
Ce fut l'année où
« IF » de Lindsay Anderson, obtint la Palme d'Or lors d'une
cérémonie de clôture présentée par Jacques Martin. « Z » de
Costa Gavras n'y obtint qu'un prix d'interprétation masculine
décerné à Jean Louis Trintignant. .. A part le Pierre Etaix et le
soporifique « Ma nuit chez Maud » d’Eric Rohmer, on me confia
aussi "Easy Rider", de Dennis Hopper, qui fit mauvaise
impression et obtint sous les sifflets un prix de la première œuvre
avant de devenir le film culte que l'on sait. .
L'histoire nous dit
aujourd'hui que « If » -palme d’or - est un film oublié et que «
Z » et Easy Rider », qui n’ont pas brillé ce jour là, sont
restés dans l'histoire. Le jury était pourtant présidé par
Lucchino Visconti in person.
Le détail du défilement du DP 70.
En 1982, ce palais
des festival, dit « Palais de la Croisette » fut abandonné au
profit du nouveau palais que nous connaissons, appelé le bunker par
les Cannois. Il est construit sur le port de Cannes, précisément à
l’emplacement de l’ancien casino, « Le Casino des Fleurs »
qui hébergea le tout premier Festival d’après guerre et qui fut
démoli pour laisser la place.
Le "Palais Croisette"
Malgré les
critiques, la grande salle de ce nouveau -et actuel- palais est, à
mon avis, le modèle de la salle idéale, architecturalement
parfaite, conçue autour du spectateur et de la projection. On parle
néanmoins déjà de démolir ce second palais pour le remplacer par
je ne sais quoi qui aura bien du mal, je pense, à être aussi
fonctionnel.
L’actuelle grande salle du Palais des Festivals de Cannes.
Les lanternes à arc
ont été remplacées à la fin des années 80 par des lanternes au
xénon Kinoton, ce qui n'alla pas sans quelques explosions très
spectaculaires, dont une célèbre en plein gala d'ouverture. (Je n'y
étais plus depuis longtemps, mais elle résonne encore dans la
profession).
Les premières
lampes au xénon, surtout les très grosses, avaient la fâcheuse
manie d’exploser sans aucun signe avant-coureur. L’explosion
était très puissante, le miroir pulvérisé, et parfois des éclats
venaient briser la glace thermique de sécurité, se loger dans la
cage de l’obturateur et provoquer une casse mécanique du
projecteur en le bloquant brutalement….
On ne les manipulait
-à froid et à l’abri des courants d’air, qu’avec un masque et
des gants de protection. Je mettais même en plus mon blouson de moto
pour les remplacer tant j’en avais peur. Le boîtier de la lanterne
était littéralement blindé pour protéger l’opérateur, et il
arrivait, après une belle explosion, qu’elle soit cabossée de
l’intérieur, gonflée comme une boite de conserve avariée….
Lorsqu'on changea de
palais, les quatre projecteurs DP 70 furent déménagés et installés
dans le nouveau palais avec leurs lanternes explosives.
A la suite de débats
dont j'ignore la teneur, ils ont été remplacés depuis par des DP
75, un modèle supposé supplanter le précédent mais qui, à mon
humble avis, ne lui arrive pas à la cheville. Et j'en parle en
connaissance de cause, puisque la suite de ma carrière m'a conduit à
maintenir pendant plus de vingt ans un complexe cinématographique
parisien entièrement équipé de cette regrettable machine...
J'ai le souvenir émouvant d'avoir assisté, en spectateur dans la salle, le 26 mai 1982, à la dernière projection du Palais Croisette.
C'était le film "The Wall" d'Alan Parker, mettant en image l'album de Pink Floyd.
C'était du 70 mm. Les anglais avaient monté une sono délirante, entassé des amplis plein la cabine et des haut-parleurs jusqu'au plafond derrière l'écran.
Le Palais a tremblé ce soir là.
Mémorable.
Ce fut à la fois son baroud d'honneur et son chant du cygne.
J'en ai encore les larmes aux yeux.
Je n'ai pas trouvé de photo de l'actuelle cabine de projection "numérique" du Palais du Festival.
C'était le film "The Wall" d'Alan Parker, mettant en image l'album de Pink Floyd.
C'était du 70 mm. Les anglais avaient monté une sono délirante, entassé des amplis plein la cabine et des haut-parleurs jusqu'au plafond derrière l'écran.
Le Palais a tremblé ce soir là.
Mémorable.
Ce fut à la fois son baroud d'honneur et son chant du cygne.
J'en ai encore les larmes aux yeux.
Je n'ai pas trouvé de photo de l'actuelle cabine de projection "numérique" du Palais du Festival.
A titre indicatif, voici deux exemples de projecteur numérique de grande salle...
“Picture by Thomas Hauerslev, in70mm.com”
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