Avec un peu de retard, du à la laborieuse mise en service d'un nouvel ordinateur, je voulais faire partager à nos lecteurs distants l'émotion de la cérémonie de crémation de Jean Le Bitoux, qui s'est déroulée au Père Lachaise vendredi 30 au matin.
Car si nous, à Paris ou dans quelques grandes villes, vivons nos amours dans une quasi-insouciance, il est bon de rappeler ce que les actions militantes de Jean, et la parution de Gai Pied, en 1979, ont apporté à tous les gays de province, à tous ceux qui, avant notre monde médiatique, étaient complètement isolés et écrasés par la pression sociale, par ce couvercle d'homophobie sous lequel chacun se morfondait dans son coin en se demandant combien de ses semblables étaient capables de le comprendre.
C'est d'ailleurs la phrase type des lettres que les adolescents laissaient à leurs parents avant de retourner au néant : « Papa, Maman, vous ne pouviez pas me comprendre ».
A dix heures du matin, ce vendredi, il faisait bien gris et très frais au Père Lachaise, et les premiers visiteurs, par petits groupes, sont arrivés avec les premières gouttes de pluie. Ambiance triste, empreinte de nostalgie, mais combien d'entre nous ne connaissent le crématorium que pour y être venus dans des conditions trop identiques. Mes quatre précédentes visites, trois sida et un suicide... La mort banale des gays ? En regardant les autres cheveux gris et blancs autour de moi, je comptais les rescapés, et pensais à tous ceux que j'avais connu, aimé, admiré, et qui n'étaient plus. Les chats du cimetière se glissaient entre les groupes, émergeant d'une haie pour s'enfoncer dans une autre.
Photo Heyoka
Bertrand Delanoé et Patrick Bloche sont arrivés à titre privé, à pied, et se sont fondus dans la foule en serrant quelques mains. « As-tu vu untel ? » « Comment va-t-il? » « Il n'est pas là, tiens, que se passe-t-il? »
Tout le monde s'est assis dans la grande coupole du crématorium, ce terminus du tout-Paris avec ses mosaïques naïves un peu défraîchies. Le cercueil est déposé entre les chaises et recouvert, façon militaire-, d'un grand drapeau arc-en-ciel. Le plus bel hommage que nous devions rendre à ce grand soldat de la lutte pour nos libertés.
Un officiant de la maison vient au micro. Il a le physique de l'emploi. Même au milieu d'une fête, sa seule apparition peut éteindre tous les rires. Il ne pouvait faire que cela ou comique troupier. Il nous sert un discours-type, ralentissant sur les petits points du texte pour se souvenir que c'est « notre ami Jean » qui nous a réunis aujourd'hui. Tous les jours, le même texte sert à un nouvel ami.
Pourtant, l'émotion, l'égrégore, va s'emparer de notre petite troupe. Les visages se sont figés, et chacun est attentif aux divers intervenants qui se succèdent au micro. Ce serait trahir une trop précieuse intimité que de les résumer ici. Son frère, son compagnon, si brisé qu'il ne pourra pas lire sa petite oraison, et que le lugubre chambellan devra le faire à sa place. Un militant reconnu viendra, avec des mots justes, rappeler l'œuvre du disparu et dire, comme je l'avais expliqué plus haut, que Jean était du très petit nombre de ceux qui avaient changé la vie des homosexuels français depuis quarante ans.
Il fallait que ce soit dit à ce moment pour que la flamme de la lutte ne s'éteigne jamais. C'est le moment que choisit le soleil pour réapparaître dehors, traverser les vitraux et projeter des taches multicolores sur l'assistance. Une grâce est passée ?
L'assistance défile longuement pour se recueillir devant la dépouille, et jeter des pétales de fleurs. Nombreux sont ceux qui posent la main sur le cercueil. Une dernière accolade à l'ami qui s'en va. Comme à chaque fois. Comme toujours.
Et puis Jean s'en est allé, emporté par une machinerie d'opéra à l'italienne que son humour n'aurait pas dédaigné. Son cercueil disparaît au sommet d'une haute volée de marches, bascule et s'enfonce vers les profondeurs de l'antre dans un grand claquement de trappe métallique. On fait la queue pour signer les registres. On sort frustré, dépité de n'avoir pas donné plus à celui à qui nous devons tant.
L'émotion se dissout. Nos petites affaires nous appellent, on prend congé. Bises par ci, bisous par là, fricassées de museaux. Le ciel est redevenu clair, le soleil pointe quelques rayons.
Une page est tournée , trop vite. La vie continue. La mémoire de Jean, pour les militants homosexuels que nous sommes, est de celles qui ne s'efface pas. Le Mémorial de la Déportation Homosexuelle organisera le 29 mai à 17 heures un hommage solennel à Jean, son fondateur.
Cette cérémonie aura lieu à la mairie du 11° arrondissement, Place Léon Blum. (place Voltaire).
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