A l'heure où notre droite de droite tente de travestir la laïcité en sentiment anti-musulman, les tenants de la pudibonderie catholique viennent de se distinguer tristement en s'attaquant à « immersion piss christ », une « œuvre d'art » exposée dans un musée d'Avignon.
L'exposition de ce machin dans une collection pose de très nombreuses questions auxquelles personne n'essaie de répondre, mais ne pose pas celle à laquelle les intégristes croient avoir répondu en l'agressant physiquement.
Serrano devant sa "création". Photo AFP
D'abord : qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? La simple explosion de l'imaginaire d'un artiste ? Il semble que pour devenir « œuvre d'art », cette explosion devrait être ratifiée par une reconnaissance du public, qui se manifeste par sa volonté de se déplacer pour la contempler et éventuellement de rétribuer l'artiste directement ou indirectement.
Or cette définition, qui paraît élémentaire, est déjà une passoire sujette à de nombreux détournements. Imaginons qu'un milliardaire qui se pique de mécénat tombe en admiration devant un étron présenté -ou pas- sur un plateau d'argent. Il encense le « créateur », lui achète généreusement sa production et décide d'exposer « l'œuvre »... Voilà par le pouvoir des dollars d'un tout puissant nabab aux goûts de chiottes l'étron promu au rang d'œuvre d'art...
Et voilà donc notre déjection dans un musée. Celle d'Avignon est un peu plus alambiquée puisqu'elle s'agrémente d'un crucifix. Alors imaginons que dans une série télé ou dans un film grand public, on s'empare d'un pauvre type, et qu'après l'avoir torturé et ensanglanté, on se mette en devoir de le clouer en public sur une croix à grands renforts de gros plans sur les chairs meurtries et de jets d'hémoglobine. Ce serait un tollé général : « Montrer une pareille horreur à des enfants ! Censurez ce film ! Interdit aux moins de seize ans ! » Et ce serait justement les censeurs du gros pipi d'Avignon qui monteraient les premiers à l'assaut de cette provocation « susceptible d'influencer une jeunesse innocente ».
Or cette représentation hautement mortifère de barbarie innommable est exposée depuis deux mille ans à tous les carrefours, dans les écoles, sur les monuments, elle se porte autour du cou et devient un intouchable symbole pour des millions de gens émerveillés qui n'y distinguent plus son abomination objective, mais seulement une signification qu'on leur a appris à percevoir dans ce gris-gris.
Au nom de ce symbole, on a mené des guerres pendant des siècles, on en mène encore, on a envahi, pillé, massacré, condamné, brûlé, et on condamne encore, au nom d'écritures qui ne disent pourtant pas, par exemple, qu'il faut brûler les homosexuels, mais au contraire, qu'il convient d'aimer son prochain comme soi-même.
Si les intégristes avaient dans leur regard la hauteur de vrais philosophes, ils rangeraient le gros pipi d'Avignon dans la catégorie d'où il n'aurait jamais du sortir : la scatologie, et lui dénieraient toute valeur conceptuelle, toute signification intelligible, et aussi toute qualité d'œuvre porteuse de message.
En s'y attaquant, ils reconnaissent la valeur symbolique de la scatologie comme un mode d'expression capable d'influencer l'opinion, ce qui revient à faire preuve d'un profond mépris à l'encontre de l'intelligence de leurs contemporains. On me souffle, en me lisant par dessus mon épaule au moment où j'écris, que si « les contemporains » étaient vraiment intelligents, la religion n'aurait pas l'autorité qu'on lui voit.
Ce qui est une autre façon de voir la même chose : en reconnaissant la scatologie comme un mode d'expression, l'intégrisme définit malgré lui le niveau de son auditoire : le café du commerce... Notre ministre des affaires culturelles a exprimé la seule issue républicaine possible au conflit : au lieu d'attaquer matériellement les voies urinaires, les voies du seigneur auraient du s'en remettre à la justice.
Cela ne résoudrait pas le problème pour autant : avec les seules armes de la raison objective dont elle ne devrait pas se départir, la justice pas plus que nous ne pourrait démêler l'écheveau des passions... De plus, en se prononçant, elle définirait la notion de blasphème, ce qui n'entre pas dans son champ de compétences, puisqu'elle doit se référer aux lois de la république et à aucune autre. Or c'est précisément le fossé dans lequel les intégristes, toutes religions confondues, tentent de l'entrainer depuis l'affaire des caricatures et de la cène de Girbaud.
Décidément, cette loi de 1905 qui restreint la religion à la seule conviction personnelle et à l'exclusion de toute expression publique et de toute manipulation de la morale et des valeurs absolues et sociétales est une bien bonne loi.
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